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– Hommage à Jean Lefèbvre, mon grand-père

January 9, 2010

Je suis retournée à mes fonctions d’enseignante et je ne vais pas ou très peu pouvoir écrire pendant les trois mois qui viennent. Cependant je continue de lire…. J’ai quitté Lizzie quelque temps – qu’elle m’en excuse, pour aller à la rencontre de sa soeur et de son beau-frère, mes grand-parents. Je ne répéterai jamais assez combien c’est émouvant de donner chair à des êtres que je n’ai connus qu’à travers des photos, des histoires de famille et des vibrations de tendresse et d’amour  transmises par ma mère.

Mon grand-père a perdu son père à onze ans. Il se décrit comme un enfant fragile, hyper-émotif, habité par des présences nocturnes, attentif au bruissement du vent dans les arbres, au jeu de la lumière, au printemps qui renaît. Il  recherche la présence protectrice des femmes, de sa mère, de sa grand-mère mais elle rient avec tendresse et bienveillance de son émotivité et de ses passions littéraires. Rimbaud n’est une illumination que pour lui-seul dans le milieu dans lequel il est né. Il ne sait pas que Rimbaud ne peut être une illumination que pour soi-seul, quelque soit le milieu dans lequel on naît et quelque soit l’époque à laquelle on naît. Avoir besoin de Rimbaud, le solliciter pour comprendre le monde, c’est quitter à jamais le monde du commerce, petit ou grand, le monde de l’avoir, le monde du faire.

Jean Lefèbvre est un enfant du siècle, un petit Marcel Proust en herbe qui souffrira toute sa vie de ne pas en avoir le talent. Il est disorthographique comme ma mère, il déteste l’école comme ma mère, il adore parler aux arbres dans le silence accueillant et bienveillant du grand parc de la maison de famille, comme ma mère. Il fait confiance aux animaux et se méfie des hommes. Ma mère et lui  ont la même sensibilité, la même grâce, la même élégance intérieure, la même distinction. Il sont rebelles, iconoclastes, brouillon, anti-conventionnels. Ils sont décalés, ils sont ailleurs. Je regarde la photo de mon grand-père et je peux ressentir la chaleur de sa peau, les tempes fragiles qui s’animent sous le coup de l’émotion, l’enfance qui gît derrière ses grands yeux bleus. A nouveau, comme avec tante Lizzie, j’accueille l’enfant qu’il fut avec une infinie douceur, un infini respect.

Jean n’est pas qu’un enfant fragile. C’est un casse-cou curieux de tout, assoiffé de vie, qui se lance dans l’aventure automobile – il a un tricycle à pétrole en 1898 qui fait du soixante à l’heure mais il n’aime pas l’automobile. Il lui préfère l’aviation et apprend à piloter en 1907 à Mourmelon auprès de Robert Latham.  Comme les aviateurs de l’époque, il doit être aussi mécanicien, apprenti ingénieur, inventeur géo-trouvetou. Son premier essai le verra atterrir dans un tas de purin. Son avion s’appellera Patapon. Il a trente et un ans lorsqu’éclate la première guerre mondiale. Il sera fantassin pendant deux ans puis pilote et sera cité pour sa bravoure, ayant ramené à bon port, à basse altitude  au dessus des lignes ennemies, son coéquipier blessé. On lui décernera la Croix de Guerre. Sa fille Ghislaine reprendra à son tour et à sa façon le flambeau : jeune infirmière, elle fera preuve de courage lors des bombardements des ponts sur la Loire et deviendra infirmière volante en Indochine.

Jean Lefèbvre prend fait et cause pour la musique moderne, et assiste, à 19 ans, à la première de Pélléas et Mélisande de Debussy, puis à la deuxième, la troisième, la quatrième. Nouvelle illumination.

Jean Lefèbvre découvre les safaris en Afrique. Il rêve d’Afrique depuis tout petit, il se rêve explorateur. A partir de 1906, il parcourt l’Afrique Orientale Anglaise à plusieurs reprises. C’est en Afrique qu’il trouve ses racines véritables. C’est une terre qui le hante, qui le traverse par son essence, son essentialité.

Jean Lefèbvre se passionne comme Camille Flammarion, comme Freud un temps, comme Bergson, pour la métapsychie – enfance de la psychologie  – défendue par Charles Richet, prix Nobel de médecine. Il mène à leurs côtés de nombreuses expériences de photographies d’ectoplasmes et finance certainement leurs recherches. Ce sera une des grandes histoires de sa vie et le motif de sa rencontre à Bruxelles avec celle qui deviendra sa femme.

Jean Lefèbvre goûte comme tant d’autres de son époque, de son milieu et de sa sensibilité aux extases de l’opium, qu’il découvre en Egypte aux côtés d’un jeune couple persan. C’est une expérience de la beauté, de l’ardeur, de l’exaltation devant l’inconnu, de l’humilité. C’est une expérience qui le brûle et que les rigueurs de la deuxième guerre mondiale tranformeront en cauchemar.

Il est traversé par les angoisses de son temps, mais aussi par les préjugés de son époque qu’accompagne pourtant une soif de comprendre hors des sentiers battus. Il sera Croix de Feu, de cette droite républicaine hantée par la première guerre, forgée par la solidarité des tranchées et soucieuse d’éloigner de la France “le danger bolchévique”. Rentier et grand-bourgeois, il aura vu, de ses yeux vu, des princes déchus devenir chauffeurs de taxi.  Il cherchera, dans l’immense désarroi de son époque, les responsables de cette souffrance européenne. Il accusera les capitalistes, les banques, les communistes, les juifs. Il sera antisémite mais il ne sera jamais favorable aux brimades, à l’exclusion.  Il n’aura aucune sympathie pour les Nazi. Certains de ses amis sont juifs, des juifs de chair et d’os bien éloignés, donc, de la représentation intellectuelle et sur-généralisante qu’il s’en fait. En écrivant ceci, je m’interroge : être juif avait pour l’époque, semble-t-il, la même valeur qu’être communiste ou franc-maçon. On devait donc être juif par idéologie, par philosophie, par conviction culturelle et sociale, par adhésion à un programme………. et aussi par hérédité. Quelle curieuse représentation. On n’était pas “simplement” juif, un être humain parmi tant d’autres.

On dira de lui qu’il n’était qu’un grand bourgeois dilettante – ce dont il souffrira beaucoup – mais il fut un chercheur malheureux et vélléitaire qui ne put jamais rien trouver. Il voulut désespérément saisir une étoile, une intelligence du monde qui lui échappèrent. Il passa à côté de la grandeur. Jean est un homme dont une grande partie de la sensibilité choisit le XIX° siècle finissant contre le XX° rugissant. Il n’est pas Dada, il n’est pas surréaliste. Il ne bascule pas du côté des avant-gardes, …. sauf en musique. Il n’épouse pas “la modernité” et repousse toute idée d’un progrès qui ne pourrait qu’advenir, d’une course éperdue vers l’avant. Il n’est pas Hégelien, il n’est pas Marxiste, sa pensée n’annonce pas la deuxième moitié du  XX° siècle. Et pourtant il cherche, il échappe aux conventions de sa classe, il essaye de penser. Il se brûle les ailes. Il souffre depuis toujours d’une grande solitude et de l’incompréhension des membres de sa propre famille qui ne peuvent accueillir un tempérament aussi libre, aussi artiste, aussi flottant, aussi peu enclin à s’ancrer dans le monde concret de la possession et de la jouissance de cette possession. Il déteste avec ardeur toute pensée conformiste. Il suffoque dans l’étroitesse provinciale de sa Touraine natale dont il aime pourtant les arbres, le fleuve et les lumières, les vignes et la douceur de l’air. Il lui manque un guide, un père, un maître…… qu’il trouvera un peu dans la personnalité de Krishnamurti dont il fait la connaissance en 1920.

Lizzie et lui s’appréciaient. Lizzie passait beaucoup de temps avec sa soeur et son beau-frère avant son mariage avec Max. Jean avait presque vingt ans de plus qu’elle. Ils n’appartenaient pas à la même époque.  C’étaient deux fortes personnalités habitées par des sensibilités différentes et mues par des règles de conduite différentes. L’histoire a donné raison à Lizzie contre Marthe et Jean. Lizzie a duré, Lizzie a construit, Lizzie a “fait” le Cordon Bleu. Jean et Marthe n’ont pratiquement rien laissé derrière eux.

Et pourtant, mon grand-père m’a appris à lire puisque j’ai pioché mes premières amours dans sa bibliothèque. Il m’a appris à rêver à travers ses photos de safaris. Il m’a appris le beau à travers les meubles de Paul Iribe, grand dessinateur de vêtements et de meubles, décorateur en chef de Cecil B de Mille. Son style de vie m’a toujours fascinée. Il m’apprend aujourd’hui à me rattacher, à travers lui, à une expérience du vingtième siècle disparue à ma naissance après la libération. Avec lui je côtoie l’univers de coulisses et de magie des Jean Cocteau,  Pierre Louÿs,  Claude Farrère,  Francis Poulenc, Maurice Magre. J’embarque sur ce transatlantic très select et discret pour comprendre la traversée du siècle de ce grand-père “Fitzgeraldien”, de ce Gatsby tourangeau, de cet homme qui a le mal du siècle et qui appartient par son amertume à “la génération perdue” dont parle Gertrude Stein.

Cher grand-père, je vous remercie de cette visite inattendue que vous me faites, de cette vie que vous avez voulue grande, de cette passion pour votre époque.Vous n’avez pas été à la hauteur, dites-vous, de vos ambitions. Vous avez été brisé par la guerre, par les guerres. Vous avez été humain, très humain. Vous vous êtes trompé, vous avez été injuste, vous avez été dans l’erreur , vous avez été  jugé non pour ce que vous étiez mais pour ce que vous représentiez. Vous avez été, de votre propre aveu, “un écrivain raté”. Vous avez porté un regard bien dur sur vous-même. Votre plus belle création littéraire, sachez-le, c’est votre vie, c’est votre fidélité au romantisme de votre époque, au décadentisme d’une société que l’histoire efface et qui s’abîme dans l’océan de l’après-guerre qui donne à tous. Vous n’avez pas mérité de finir vos jours dans une telle amertume et je sais maintenant que j’aurais tant aimé vous rencontrer.